XIII

 

 

LE dimanche était apparemment une espèce de rituel, chez les Turpin. Sheklov, qui l’avait déjà connu une fois, souhaitait ardemment y échapper. Mais ce n’était pas ainsi que l’entendait la mère de Mme Turpin. Elle s’appelait Mme Gleewood, ce qui n’était pas le nom de jeune fille de Mme Turpin elle-même.

Peu désireux de passer pour discourtois, il accepta l’invitation de Mme Gleewood de se joindre à sa fille et à elle-même dans le salon pour assister au service religieux télévisé dans tout le pays et célébré par le R. P. Powell, un « self-service » comme avait ironiquement fait remarquer un invité à la réception de la veille. L’air hagard, Peter s’amena quelques minutes après le début de l’émission. Son arrivée déclencha instantanément un sermon de sa grand-mère à propos de l’attitude désagréablement décontractée des jeunes à l’égard de la religion. Elle demanda ensuite où pouvait bien se trouver Lora, et Peter répliqua aussitôt :

Ben, dans son lit, bien sûr, avec une bonne cuite ! Où voulez-vous qu’elle soit ?

D’où second sermon, encore plus long que le premier. Sheklov souhaitait que le plancher s’ouvre et l’engloutisse. Quant à Mme Turpin — qui tenait absolument à ce qu’il l’appelle Sophie –, elle arborait un calme glacial, vidant l’un après l’autre des verres de gin-tonic que lui apportait Estelle. Pour renforcer encore sa couverture, Skeklov avait caressé l’intention de bavarder un peu avec la bonne quand il avait appris qu’ils étaient censés être « pays » ; mais la jeune fille avait opposé un mutisme obstiné à toutes ses avances.

L’idée lui avait même vaguement traversé l’esprit qu’elle n’était peut-être pas vraiment canadienne, mais l’unique raison pour laquelle elle aurait pu faire semblant de l’être aurait été son désir d’échapper aux recherches de la police. On savait que les Canadiens opposaient une mauvaise volonté fort efficace aux demandes de renseignements concernant leurs ressortissants que leur présentaient les autorités américaines.

De toute manière, cela ne le concernait pas. Pour le moment, sa mission était de se placer à l’abri de toute curiosité inopportune.

Pour commencer, il fallait obtenir de Turpin qu’il fasse enquêter sur ce Danty. Il aurait une excellente excuse pour le faire. Les relations du garçon avec sa fille. Garçon ! Disons jeune homme. Entre vingt et vingt-cinq ans. Difficile d’être sûr, à cause de sa maigreur.

Est-ce qu’il avait été surpris de découvrir qu’un industriel canadien était capable de citer de mémoire le Bhagavad-Gita ? Il n’en avait rien laissé paraître, en tout cas, se contentant de marquer son approbation de la pertinence du passage en question. Certes, on trouvait des adeptes des religions non occidentales ici même et au nord de la frontière. Mais enfin, cela cadrait si mal avec le personnage qu’il ne pouvait s’empêcher de frissonner quand il évoquait cette inimaginable bévue. Il s’était senti contraint de prononcer ces mots. Comme si quelqu’un d’autre s’était momentanément emparé de sa volonté.

Puis, vint le déjeuner auquel Turpin parut, frais comme une publicité pour une marque d’after-shave, avec un air de bonne volonté universelle assez forcé. Lora le suivait de peu, les cheveux ébouriffés, les yeux brouillés, plus insolente encore que Peter. Mme Gleewood lui dit ce qu’elle pensait de sa conduite et en particulier du fait qu’elle eût osé amener un Noir sous son propre toit.

Pas la peine de me parler de cette espèce d’irradié de merde, répondit Lora d’un ton sinistre.

Au cours de son stage, Sheklov avait reçu quelques lumières sur ces camps de redressement. Il s’attendit à une explosion de Turpin. Ces camps étaient réservés aux jeunes délinquants irrécupérables et les plus tristement célèbres d’entre eux — comme celui de Sandstone, en Géorgie — pouvaient se prévaloir du taux de meurtres et de suicides le plus élevé de tous les établissements pénitentiaires du pays. Mais Turpin se contenta de répondre avec douceur :

Ce n’est qu’une période difficile, Lora en sortira, vous savez.

Compte là-dessus, commenta Lora avant d’attaquer ses aliments d’un air boudeur.

Et quand Turpin lui proposa de passer dans la pièce qu’il appelait « sa tanière » pour y prendre le café et les liqueurs, Sheklov se tenait à quatre pour ne pas laisser éclater l’admiration qu’il éprouvait pour lui. Que ce type arrive à faire face à cette belle-mère abominable, à une épouse quasiment alcoolique, à son fils homosexuel et à sa Marie-couche-toi-là de fille, à son boulot à la G. E., et à sa mission de meilleur agent russe aux Etats-Unis, voilà qui défiait l’imagination !

Quand Turpin lui eut assuré que la pièce n’était pas écoutée et qu’il pouvait parler en toute tranquillité, il essaya d’abord de lui toucher deux mots de ce sentiment. Mais Turpin, occupé à verser deux petits verres de Tia Maria, leva sur lui des yeux empreints d’une incompréhension sincère.

Je ne vois pas ce que vous voulez dire, Don. D’accord, les gosses sont un peu durs mais quand j’ai dit que c’était un mauvais moment à passer, c’était vraiment ce que je pensais. D’accord, Peter, ça m’ennuie plutôt mais c’est une histoire d’adolescence prolongée et c’est… heu… la mode de montrer son mépris des conventions pendant quelques années avant de… heu… rentrer dans le rang. Il couche avec des filles aussi, vous savez, de temps à autre.

Il n’empêche qu’une famille comme la vôtre doit…

Ma famille, interrompit Turpin d’un ton qui ne souffrait pas la contradiction, est ma meilleure couverture. Sophie est une épouse comme ça ! Sans elle, je n’aurais jamais réussi à arriver au poste que j’occupe. Bien sûr, je dois supporter sa mère, mais nous ne la voyons que pendant l’été ; elle a une résidence d’hiver en Floride. Ma famille résulte en fait d’un plan bien arrêté, car j’avais l’intention d’en faire ma couverture. Si elle ne vous plaît pas, vous n’avez qu’à vous en prendre aux statistiques du ministère de l’intérieur. J’ai deux enfants, comme la moyenne, je leur verse une quantité moyenne d’argent de poche et je veille à ce qu’ils poursuivent des études absolument normales pour des jeunes gens de leur milieu. Tout, en eux, est moyen, typique, normal, tout ! Mon seul souci a parfois été de me demander s’ils ne risquaient pas d’attirer l’attention à force d’être conformes à la norme ! Trop beau pour être vrai, en quelque sorte.

Il hésita avant d’ajouter :

Mon seul souci… avant votre arrivée, bien sûr. Vous avez avancé ?

Ses yeux disaient éloquemment : je l’espère !

Sheklov tendit la main vers le sucrier qui reposait sur une table basse entre les deux hommes et s’en servit une cuillerée généreuse dans la tasse de café qu’il tenait de l’autre main ; c’était ainsi qu’il l’aimait, de goût turc, corsé, épais et très sucré. Sans lever les yeux, il répondit :

Vous savez, je ne suis pas un faiseur de miracles. Il faudra que je continue de bien m’imprégner de l’atmosphère avant d’être en mesure de faire quoi que ce soit.

Turpin poussa un soupir.

Je ne comprends pas pourquoi ils ont éprouvé le besoin d’envoyer quelqu’un, grommela-t-il. Et, si c’était vraiment nécessaire, je ne vois pas pourquoi c’est à moi qu’il incombe d’assurer votre couverture.

Et puis, suggéra Sheklov, non sans délicatesse, vous n’appréciez guère l’étendue de ma mission…

Il y eut un silence. Turpin évitait soigneusement de regarder Sheklov, tout en soupesant les termes de la réponse qu’il convenait de lui faire. Il décida d’être franc et direct :

Eh bien, non, je ne l’apprécie pas.

Si cela peut vous consoler tant soit peu, figurez-vous qu’elle me met mal à l’aise, moi aussi.

Sheklov leva son verre d’alcool. À la dernière seconde, il se souvint qu’il convenait d’en aspirer une gorgée, et non de le vider d’un seul coup en rejetant la tête en arrière. Quand il était Holtzer, il ne commettait pas ce genre d’erreurs, se dit-il pour se rassurer, c’était seulement quand il avait à endosser les deux personnalités à la fois…

Mais cela le ramena à la façon dont il s’était trahi devant Danty.

Continuant toutefois d’arborer un calme apparemment sans faille, il reprit :

De fait, j’allais vous en parler tôt ou tard et autant le faire tout de suite : combien de temps vous faudrait-il pour me faire entrer à la G. E. ? Il me faut un boulot itinérant.

Turpin vira au cramoisi.

Non mais, attendez un peu…

Je suis au regret de vous dire que je suis investi d’une autorité suffisante pour insister… murmura Sheklov.

Et puis quoi encore ! Écoutez, ils m’ont laissé entendre que votre couverture d’industriel canadien était absolument sûre, que la firme à laquelle vous êtes censé appartenir leur a déjà rendu des services et qu’on pouvait compter sur elle pour vous couvrir aussi longtemps qu’il le faudrait !

Aussi longtemps qu’il le faudrait… pour que je trouve une solution de rechange, laissa tomber Sheklov sans s’émouvoir le moins du monde. Vous savez aussi bien que moi — mieux que moi, en fait — que même un Canadien ne peut rester très longtemps dans ce pays à moins d’avoir des raisons impeccables.

Les bajoues de Turpin tremblèrent.

Mais enfin, ils m’ont seulement dit que j’aurais à couvrir votre arrivée ! Il m’apparaissait évident que vous étiez ici pour un temps limité !

Personne ne vous a jamais dit ça, fit remarquer Sheklov. Et, de fait, la durée de ma mission est, au contraire, illimitée. De toute manière, je ne comprends pas pourquoi l’idée de me procurer un emploi à la G. E. vous met dans un tel état. Le piston, vous devez en connaître un bout !

Le piston ! répéta Turpin en écho, le piston ! et il abattit sa main à plat sur sa cuisse, en une claque aussi sonore qu’un coup de feu. Mais ce n’est pas du piston, ce que vous me demandez là ! C’est du… du chantage ! Vous faire entrer à la G. E. serait une folie dangereuse. Il y a des années, des dizaines d’années, que je sue sang et eau pour m’assurer que la firme tout entière ne compte pas un seul employé suspect, aussi peu que ce soit ! Rien ne me fera foutre en l’air le travail d’un quart de siècle !

Au bout d’un long moment, Sheklov poussa un soupir et prit une position plus confortable dans son fauteuil.

Écoutez, mon petit Dick, il y a quelque chose que vous semblez ne pas avoir encore compris. Il se passe près de Pluton des choses d’une telle gravité, d’une telle importance que rien d’autre ne compte plus tant que nous n’aurons pas trouvé une solution. Cela ne vous dit donc rien ? Bon sang ! Des intelligences étrangères à notre monde ! Un univers d’antimatière ! Et parce qu’un connard de gouvernement, parmi tous les gouvernements de connards dont notre pauvre terre est affligée, s’est chargé de ses responsabilités sur un tas de machines, vous, moi, tout le monde, communistes et capitalistes, non-alignés et tout ce que vous voudrez, nous tous, bon sang, nous tous ! risquons d’être renvoyés à l’âge de pierre, si nous avons la chance de survivre ! Pensez-y, Dick, je vous en conjure, pensez-y !

Cette idée commençait à faire son chemin dans le crâne de Turpin, comme il put s’en rendre compte par l’expression de son regard. Il avait enfin réussi à détruire les barrières mentales que son interlocuteur lui avait jusqu’alors opposées. Ce faisant il avait aussi, très logiquement, ramené toute l’affaire au premier plan de ses propres préoccupations, avec la même acuité que lorsque le vieux Bratcheslavsky lui en avait parlé pour la première fois à Alma-Ata.

C’est alors qu’un téléphone se mit à sonner. Turpin saisit brusquement le récepteur. C’était un de ces anciens appareils qu’il fallait porter à l’oreille ; il devait donc s’agir d’une ligne confidentielle, réfléchit Sheklov. Les appareils modernes étaient en effet plus faciles à écouter.

Oui, Turpin à l’appareil !

Un vague grésillement, puis :

Oui, vous pouvez y aller, c’est ma ligne confidentielle.

Turpin se mit à écouter et Sheklov, qui l’observait, vit son visage virer au gris. Ses yeux se rétrécirent, et son poing était si serré sur l’appareil que ses jointures blanchirent. Sa fureur semblait telle qu’on s’attendait à le voir exploser d’un instant à l’autre.

Oui, j’arrive, finit-il par dire quand son interlocuteur se tut enfin. Il écrasa le combiné sur son socle, bondit de son siège et se dressa au-dessus de Sheklov.

Bougre de fumier ! parvint-il à prononcer, putain d’irradié de mes deux !

Qu’est-ce qui se passe ? souffla Sheklov, songeant à Danty.

La zone interdite où vous avez atterri ! Ils y ont expédié une équipe d’entretien aujourd’hui. Vous savez ce qu’ils ont trouvé ? Elle a été déconnectée le matin de votre arrivée, voilà ce qu’ils ont trouvé ! Déconnectée ! Vous comprenez ce que ça signifie ?

Sheklov comprenait. Mais il préféra attendre que Turpin fulmine sa propre explication :

Cela veut dire que quelqu’un sait que vous êtes ici ! Ça veut dire que vous nous avez mis dans le merdier tous les deux !